Dépendances

Le cas éclairant d’un pionnier du traitement des dépendances

Sur le site chimique de Monthey (VS), le traitement des dépendances implique un cloisonnement des acteurs pour maintenir l’intégrité de la sphère privée des collaborateurs. Rôles pivots dans le processus, les managers sont appelés à repérer les dysfonctionnements qui peuvent cacher une dépendance.


Jamais à l’abri d’un contrôle inopiné. Les 2500 collaborateurs du site d’industrie chimique de Monthey (VS) doivent s’attendre à souffler dans le ballon 365 jours par année. La mesure fait partie d’un vaste programme de traitement des dépendances sur la place de travail. Baptisé Santox et démarré en 2001, le programme a déjà permis de contrôler plus de 150 collaborateurs. «Seulement deux personnes avaient des valeurs au-dessus du seuil des 0,5 pour mille admis», précise Jacques Chérix, DRH de Cimo. Cette société de services industriels (fourniture d’énergie, traitement des déchets, entretien des infrastructures, centre de formation et services médicaux) est le partenaire des trois sociétés chimiques du site. Ciba: pigments et azurants optiques; l’américain Huntsmann: produits polymérisés et Syngenta: produits agrochimiques. Trois organisations qui sous-traitent une partie de leurs activités d’entretiens et de maintenance, d’approvisionnement en énergie et d’élimination de déchets chez Cimo. Tous ont d’ailleurs adopté le programme Santox. Le dispositif est piloté par  le service médical de Cimo, un groupe de travail composé de collaborateurs des RH et de représentants du personnel du site et un réseau d’une quinzaine de fondations et autres spécialistes de la santé vaudoise et valaisanne. Avec des résultats considérables. «Le tabou autour des problèmes d’alcoolisme et de drogue s’est atténué. Tout est devenu plus transparent», proclame Jacques Chérix. Santox a également permis d’installer une relation de confiance entre collaborateurs et responsables de conduite. De leurs côtés, les cadres estiment être mieux formés pour affronter le défi. «Et en termes d’image et de responsabilité sociale, les effets sont indéniables», poursuit le DRH. Mais à quel prix? «Nous estimons les coûts entre 30000 et 40000 francs par année. Plus des coûts indirects liés au temps pris sur le cahier des charges du personnel», note Jacques Chérix. Un prix relativement bas si on l’associe au taux d’absentéisme de Cimo (2,4 pour cent en 2007) et à la diminution des risques d’accidents de travail. Pionnier dans le domaine de la santé au travail, puisque les premiers outils datent de 1976, le site industriel de Monthey a obtenu plusieurs prix européens. Michel Weissbrodt, DRH de Ciba-Geigy pendant plus de vingt ans et qui vient de prendre sa retraite, en a été un des principaux initiateurs: «On a d’abord cherché à acheter un package sur le marché. Mais à l’époque, il n’y avait rien. On a donc fait du sur mesure. Quand vous élaborez ce genre de programme, il faut être sûr de votre coup. Cela nous a pris deux ans avant de pouvoir lancer une campagne de communication». Aujourd’hui, le programme se développe sur quatre axes: alcool, tabac, drogues et médicaments. «En Suisse, on estime que 8 à 10% de la population ont un problème exagéré d’alcool. Ces dernières années, on constate aussi une augmentation des consommations régulières de drogues illégales. Surtout le hachisch», complète Jean-Marc Bellagamba, médecin du travail spécialiste FMH chez Cimo depuis 10 ans.

Référentiels. Mais s’occuper des dépendances des collaborateurs pose un problème majeur en termes de séparation de la sphère privée et professionnelle. C’est précisément pour clarifier cet embroglio que Cimo a commencé par publier une politique d’entreprise. «C’est très important d’intégrer l’encadrement dans la rédaction de ce document. En définitive, ce sont eux qui sont confrontés aux problèmes de dépendance de leurs équipes. Sans leur accord, rien n’est possible», souligne Jacques Chérix. Le document énumère les grandes lignes de la politique, les mesures et les actions qui seront prises. La pierre angulaire du texte se résume en une phrase: «Tous les collaborateurs doivent se présenter aptes au travail.» A préciser qu’apte au travail admet un taux d’alcoolémie inférieur à 0,5 pour mille. Sauf pour les pompiers et les chauffeurs, où la tolé-rance descend à zéro. Deuxième référentiel important: la dépendance est considérée comme une maladie. L’idée est de supprimer le sentiment de culpabilité ou de victimisation du collaborateur qui reste seul juge de ses modes de vie. L’objectif étant de créer un climat de travail sans risques pour les collaborateurs. Et de respecter la loi, puisque les sociétés industrielles ont l’obligation de préserver la santé et la sécurité de leurs collaborateurs. «La personne dépendante a le droit d’être soignée. En revanche, si elle ne met pas tout en oeuvre pour sortir de sa dépendance, elle risque des sanctions», commente Jacques Cherix, avant de nous assurer qu’aucun collaborateur de Cimo n’a encore été licencié pour un problème de dépendance. 

Communication. A elle seule, la politique d’entreprise n’aurait que peu d’effet. Encore faut-il informer et former les collaborateurs aux nouvelles conditions cadres du programme. Un bulletin d’information, organe du groupe de travail Santox, voit le jour. Y sont publiés des témoignages d’anciens alcooliques, des trucs et astuces pour arrêter la clope et des clarifications sur certains aspects légaux. Le bulletin rend aussi la vie dure à certaines fausses croyances, genre: «L’alcool, c’est bon pour se réchauffer en hiver». Cimo a également lancé un concours de graphisme pour créer des affiches anti-tabac. Un collaborateur s’est pris au jeu. Il a créé les aventures de «Nick O’Tine et de Patsy Garet»…
Pour aller plus loin, l’entreprise organise des séances d’informations et des séminaires animés par des spécialistes en traitement des dépendances. Interrogé sur l’accueil réservé à cette campagne d’information, Michel Weissbrodt rappelle: «Certains collaborateurs pensaient qu’il s’agissait d’une mascarade pour justifier une restructuration. Au contraire, c’est bien une situation win-win. Pour l’entreprise et pour le collaborateur. Puisqu’une bonne santé au travail se répercute forcément sur sa vie privée.» 

Former le management. Dans la pratique, c’est surtout au supérieur direct qu’incombe la plus grande responsabilité. Car c’est lui qui est le mieux placé pour repérer les dysfonctionnements. «La clé de voûte du dispositif est de porter une attention toute particulière aux inaptidudes durables. Ces défauts de compétence progressifs ne sont pas forcément liés à une dépendance, mais ils peuvent en être le reflet», souligne Jean-Marc Bellagamba. «Cela reste cependant très pénible pour un manager d’envoyer son collaborateur au centre médical pour un contrôle. Ils se côtoient tous les jours. Difficile dans ces conditions de mettre le doigt sur un problème», relève Jacques Chérix. D’où l’importance de bien former l’encadrement à repérer un dysfonctionnement (retards à répétition, sautes d’humeur, baisses de régime….). La formation sert aussi à aider le manager à sortir de la co-dépendance. Ce sentiment souvent éprouvé par un cadre qui n’accepte pas de voir fléchir un collaborateur. Et qui multiplie les heures supplémentaires pour masquer la dérive. «Ce ne doit pas être une chasse aux sorcières. Une inaptitude peut être causée par une soirée bien arrosée, un problème dans le couple ou un pépin de santé. Le manager n’est pas là pour juger mais pour évaluer une aptitude», insiste Michel Weissbrodt.

Réseaux. Une fois les radars en place (les managers), Santox prévoit un soutien social et psychologique. «Notre réseau est très développé et très cloisonné. Le collaborateur est libre de faire appel à l’un ou à l’autre», note Michel Weissbrodt. En plus d’être les moteurs du dispositif, les départements des ressources humaines ont là un rôle actif à jouer. Jacques Chérix: «Cela peut être un soutien financier ou un aménagement du temps de travail pour soulager un collaborateur qui a décidé de prendre ses problèmes à bras le corps.» 

Indicateurs. Si les bénéfices d’une bonne politique de traitement de la dépendance sont difficilement quantifiables, tous estiment que quelques indicateurs sont indispensables. «Il s’agit plus de garder un oeil sur la tendance générale de l’absentéisme ou des nouveaux cas d’alcoolisme sur le site. Le problème ne disparaîtra vraisemblablement jamais, mais il faut pouvoir réagir s’il prend des dimensions trop importantes», estime Jacques Chérix. Le taux d’absentéisme est mesuré chaque mois et le service médical transmet au département RH le nombre de cas traités durant le semestre (de manière anonyme). Les RH sont également au courant de l’évolution des case management en cours. Et l’indicateur des contrôles inopinés sert aussi de thermomètre pour mesurer l’impact des actions entreprises. Sur ce point, précisons que les contrôles sont effectués par tirage au sort. Et qu’autant le CEO que les collaborateurs intérims du site de Monthey peuvent être appelés à souffler dans le ballon.

 

L'interviewé

Jacques Chérix est le DRH de Cimo SA à Monthey (VS) depuis 2001. Après avoir travaillé dans la finance et le marketing, il a ensuite fait toute sa carrière dans les ressources humaines, passant de Ciba-Geigy à Novartis, puis aujourd'hui chez Cimo.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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