Dépendances

"Baissez votre niveau d’exigence et c’est l’engrenage assuré"

L’alcool, un fléau qui ne touche pas uniquement la sphère privée, mais rejaillit également sur la vie professionnelle. Interview du Professeur Jean-Bernard Daeppen, médecin responsable du Centre de traitement en alcoologie (CTA) au CHUV à Lausanne.

Professeur Daeppen, en Suisse, quel est le pourcentage de la population touchée par l’alcoolisme?

Professeur Jean-Bernard Daeppen: Environ 5% de la population de notre pays est dépendante à l’alcool. C’est un pourcentage important. Parmi ces personnes dépendantes, on  compte plus d’hommes que de femmes. Ce pourcentage est en revanche peu élevé en regard des personnes dépendantes au tabac, soit 30%. Mais le tabac ne pose pas de problèmes majeurs comme l’alcool.

Y a-t-il un profil type du dépendant à l’alcool, des comportements particuliers qui pourraient signaler une dépendance?

Oui. Grossièrement, on peut définir deux types d’alcoolo-dépendants: l’alcoolique qui présente passablement de problèmes sociaux (chez les 18–22 ans). C’est une petite partie des alcooliques que l’on recense, environ 15%. Mais la majorité présente un profil dépressif, ou que l’on pourrait qualifier d’abandonique.

Les signes évocateurs d’une dépendance? Le fait d’être fumeur augmente la probabilité de dépendance à l’alcool. Ce qui ne veut évidemment pas dire que tous les fumeurs sont ou seront alcooliques. Mais c’est en tout cas une constante chez les personnes que nous suivons lors de consultation. Les personnes avec une histoire familiale liée à l’alcool auront aussi plus de risques de développer une dépendance à l’alcool. La dépression peut elle aussi mener à la dépendance. Chez les plus jeunes, les difficultés à respecter des normes, une instabilité, sont aussi des signaux. Des problèmes au travail, des soucis familiaux, des déménagements fréquents sont également des signes évocateurs de dépendance. Dans le milieu professionnel, des retards répétés, des absences régulières le lundi matin, sont des signes fréquents liés à la dépendance.

Certains secteurs d’activités sont-ils plus touchés que d’autres?

On a communément tendance à dire que l’alcool touche plutôt le secteur du bâtiment ou les artisans, que la cocaïne est plutôt assimilée au monde de la banque et de la finance.

Je n’ai pas connaissance d’étude qui prouve ce type d’affirmation ou qui démontrerait qu’il y a une plus grande prévalence d’abus d’alcool dans tel ou tel milieu professionnel. Par contre, j’ai souvent entendu des patients me dire: «Mais vous savez dans mon secteur de travail on boit, c’est une tradition.» Il serait hasardeux de tirer des conclusions hâtives et définitives. Ou de prétendre qu’un secteur serait épargné. Par contre, on constate que les initiations à l’alcool commencent très tôt. Lors de l’apprentissage par exemple. La vulnérabilité est dès lors amplifiée. Commencer à boire jeune rend plus perméable à une dépendance future. Mais loin de moi de vouloir stigmatiser, on boit dans toutes les professions.

Justement, dans certaines professions, notamment de services, il est souvent très difficile de ne pas céder à la tentation de boire de l’alcool lors d’un repas d’affaires...

C’est vrai que dans certaines catégories socio-professionnelles, l’alcool est une «tradition» quasi incontournable. Un de mes patients me disait «On ne vend pas un tracteur à 70 000 francs avec un verre de blanc, mais avec une bouteille.» Mais là encore, il faut tempérer. Un cas particulier n’est pas une généralité. Chaque catégorie est un groupe à risque. Pourquoi? Car il y a distorsion de la réalité: lorsque l’on demande à un individu quelle est sa consommation d’alcool, il considère qu’elle est le plus souvent adaptée, car elle se rapporte à la norme de son groupe social ou professionnel. La perception est donc faussée. D’ailleurs, le profil de consommation diffère selon les régions: en Europe du sud, producteur de vin, la  fréquence de consommation est élevée mais la quantité est faible. Dans les pays scandinaves, en Angleterre ou aux Etats-Unis, la fréquence est plus basse, mais la quantité est beaucoup plus importante.

C’est intéressant de noter que dans les pays Anglo-saxons, il y a plus de problèmes d’alcoolisme chez les jeunes que chez nous.

Dans le traitement de l’alcoolo-dépendance, on assiste à un changement de paradigme. Jusque-là, la seule option thérapeutique était l’abstinence. Aujourd’hui, les professionnels proposent la consommation contrôlée. De quoi s’agit-il?

C’est un changement très important. C’est une évolution de la perception de la dépendance à l’alcool  et de son mode de traitement: on passe d’une manière de faire moralisante, stigmatisante - il y avait un vrai dogme de l’abstinence - à une politique d’accompagnement dans les stades de réduction de consommation.

C’est vrai que le traitement de l’alcoolisme était fortement teinté de paternalisme: le patient était abonné à l’eau jusqu’au dernier jour de sa cure. Progressivement, les professionnels des soins ont perçu l’alcoolisme comme une maladie: on s’est rendu compte que la dépendance à l’alcool n’est pas un phénomène unique. Il y a plusieurs types d’alcoolisme, de manière de consommer. La réponse thérapeutique doit donc être adaptée à la sévérité du problème. C’est pourquoi on parle de consommation contrôlée.  Et elle doit être adaptée au stade de changement: deux individus présentent des dispositions très différentes face à l’arrêt de la boisson. C’est peut-être trop tôt pour l’un d’arrêter de boire et l’autre aura effectué un cheminement qui lui permettra d’arrêter la boisson. La consommation contrôlée est assez récente. Des études sur l’abstinence et la consommation contrôlée, menées dans les années 80, ont donné de très bons résultats. Mais le processus de validation et d’acceptation est long.

Quelles sont les principales difficultés que peut rencontrer un responsable RH face à ce problème de dépendance?

L’alcool est un problème honteux. Difficile à affronter. Dans le doute, un responsable des ressources humaines va donc essayer de trouver des preuves tangibles. D’un autre côté, il ou elle, aura tendance à se dire: «Oui, cette personne est dépendante, mais elle est sympa, je vais essayer de l’aider.» C’est louable, mais c’est souvent là que surviennent les problèmes. Car le RH se substitue au thérapeute. Le RH baisse son niveau d’exigence vis-à-vis du collaborateur dépendant, et c’est l’engrenage.

Comment alors éviter que la situation ne dégénère?

Le chef doit rester le chef. Et n’évaluer que les critères professionnels. Il faut ensuite diriger l’alcoolo-dépendant vers un centre spécialisé comme le nôtre ou celui des hôpitaux universitaires de Genève. L’alcoolisme est une maladie chronique difficile à soigner et qui requiert donc des soins adaptés.

Intervenir pour aider un collaborateur pose le problème de l’invasion de la sphère privée. La limite entre protection de la personnalité du collaborateur, responsabilité sociale et devoir de l’employeur n’est pas claire. Comment résoudre cette énigme?

L’échange d’informations entre la sphère professionnelle et médicale ne doit se faire qu’autour de la capacité de travail. Ainsi, la protection totale des données est garantie. Capable ou pas capable de travailler? C’est la seule question à laquelle doit répondre le médecin.

Y a-t-il selon vous des différences de traitement selon le niveau hiérarchique?

Non, je ne crois pas. Il y a par contre, on l’a abordé, des perceptions différentes de la dépendance, qui peuvent influer sur la résolution du problème. Parmi mes patients, il y a  quelques VIP. Dans ce milieu, le sentiment de toute puissance prédomine. On assiste à une valorisation de comportements déviants. La personne dépendante aura donc tendance à sous estimer complètement la dangerosité des drogues ou de la consommation d’alcool.

Peut-on lier les problèmes de dépendances à l’augmentation de la pression sur les collaborateurs (toujours plus de performance demandée)?

Intuitivement je dirais oui. Scientifiquement je dirais que je ne sais pas. Cela fait pourtant sens que la pression au travail augmente la possibilité de dépendance. Prenons les jeunes; depuis les année 90, il y a  eu une augmentation importante de la consommation d’alcool au sein de cette population, même si depuis quelques temps, on assiste à une stabilisation de cette dernière.  Cette augmentation est sûrement liée au monde du travail. Mais rien ne dit que ce n’est pas aussi à cause de la puissance de communication d’entreprise de spiritueux qui ont axé leurs campagnes marketing sur les jeunes. Comme pour les alcopops qui ont induit dès leur apparition, une grosse augmentation de la consommation chez les adolescents.

Les observateurs parlent de nouvelles dépendances comme celles liées aux jeux ou à Internet. Quel est votre point de vue?

Les mammifères sont dépendants par essence. L’être humain peut développer une dépendance au travail, au footing, à une personne. Mais il y a des dépendances plus ou moins toxiques. Le développement de nouvelles addictions est un vrai phénomène. Il faut surtout se focaliser sur celles qui sont toxiques.

L’importance de l’alcool dans les relations sociales en Suisse peut laisser croire que le problème ne disparaîtra jamais totalement…

C’est vrai. Je ne suis pourtant pas fataliste, mais on a tellement banalisé la consommation d’alcool, la «cuite» du samedi soir, que notre représentation sociale des problèmes d’alcool est faussée. Et notamment sur le coût de l’alcool. L’alcool est responsable d’un énorme pourcentage de la violence. Ce n’est pas forcément lié à la dépendance.

Faisons un parallèle avec la cigarette: le nombre de fumeurs diminue progressivement depuis quelques années. Pourquoi? Parce que les scientifiques ont pu démontrer la nocivité du tabac. Cela a mis du temps, mais on a réussi à casser l’impact marketing. Ca a pris 40 ans, soit, mais la baisse est là. Pour l’alcool, nous allons peut-être assister au même phénomène. Si la population connaît les conséquences de l’alcool pour  la société, et comprend que ce  problème n’est pas lié à une personne mais qu’il est global, nous pourrons agir plus efficacement. Pour l’aspect médical, les traitements progressent.

Le problème ne va évidemment pas dispa- raître totalement. Jean-Jacques Rousseau disait à peu près ceci: «Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est que l’être humain a la capacité d’influencer son comportement.» Car dans le fond la dépendance, ce n’est rien d’autre qu’une perte de contrôle de soi. Quant à interdire l’alcool pour résoudre le problème, je n’y crois pas. Je pense que l’on va surtout vers une plus grande capacité à traiter l’alcoolisme. 

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