"Aller droit au but, utiliser les bons mots et ne pas se justifier"
Claude Brandt a accompagné plus de 9000 licenciements durant sa carrière. Il revient ici sur les enjeux du processus, insiste sur l’importance des efforts à investir pour reclasser les collaborateurs en bas de l’échelle et donne ses conseils pour mener l’entretien. Sans langue de bois.
Claude Brandt. Photo: Olivier Vogelsang/disvoir.net pour HR Today
Pour une entreprise, le licenciement est souvent le pire des scénarios…
Claude Brandt: Le pire sur le plan humain oui. Sur le plan de la gestion, je ne suis pas d’accord. Il y a beaucoup à apprendre durant ces périodes-là. En phase de licenciement, une entreprise réagit de façon extrêmement saine. C’est souvent violent et carré, mais cela vous apprend à gérer les choses de façon claire.
Quels sont ces principaux enseignements?
On apprend à être beaucoup plus direct, à parler aux gens de façon claire et transparente. On apprend à moins combiner. J’ai réalisé mes premières expériences dans l’industrie horlogère. A l’époque, il s’agissait de licencier 20 pour cent de l’effectif en une semaine. Il fallait choisir les gens, réviser les budgets salariaux et mettre en place les procédures pour y arriver. Dans de telles conditions, vous n’avez plus le temps de pétouiller.
L’aspect humain est difficile, dites-vous. Mais cela ne vous a pas empêché d’en faire votre carrière...
Oui. C’est probablement lié à ma personnalité et aux solutions que j’ai réussi à mettre en place. J’ai par exemple participé à la création d’un plan social payé uniquement aux gens qui ne retrouvaient pas un emploi. Et non pas à toute personne licenciée. L’idée était de ne pas indemniser le fait de licencier, mais bien de se préoccuper des conséquences de la perte d’un emploi. Le risque du contrat de travail, c’est de le perdre.
Quelles sont les règles à respecter pour celui qui licencie?
Règle n°1: j’ai toujours exigé que ce soit le cadre direct qui prononce le mot licenciement. C’est celui qui engage qui dégage. Les RH sont là uniquement en appui. A partir de là, ces cadres doivent être formés. On ne mène pas un entretien de licenciement comme n’importe quel entretien.
Pas un mot sur le pourquoi?
Le pourquoi du comment viendra plus tard. Quand une personne entend ce message, elle n’est plus en état psychologique de comprendre. J’ai toujours suggéré de leur donner un papier de références avec tous les éléments qui les concernent, en termes de droits aux vacances par exemple. Et ensuite de leur fixer un deuxième rendez-vous pour tenter de l’expliquer, dans la mesure où c’est explicable.
La décision est difficile à annoncer, surtout si elle vient d’en haut?
En général, c’est toujours le cadre qui donne les noms. Il n’a pas décidé le nombre mais il a composé la liste. Au-delà de cette décision, je pense que c’est faux d’entrer dans la justification. C’est seulement quand arrive la restructuration qu’on trouve qu’il y a beaucoup de chiens qui ont la rage… Et c’est une occasion de régler ses comptes. L’être humain est ainsi fait. Mais j’ai un autre problème avec la justification: comment justifier le licenciement de quelqu’un après vingt ans de boîte? Si vous l’avez gardé vingt ans, c’est qu’il n’était pas mauvais.
Des exemples d’entretiens où le cadre a commis une erreur?
Les cadres ont souvent peur de lâcher le mot licenciement. A une occasion, l’entretien s’est terminé et le cadre n’avait toujours pas dit à la personne qu’elle était licenciée.
Mais elle avait compris…
Non, elle le remerciait. Elle disait: c’est vraiment sympa! Merci beaucoup!
Comment éviter ce travers?
Il faut savoir aller vite et utiliser les bons mots. Ne pas se justifier, surmonter ses propres peurs et ses propres angoisses. C’est cela qu’il faut résoudre. C’est une situation fortement émotionnelle pour l’individu qui doit annoncer la mauvaise nouvelle. Celui qui licencie doit prendre du recul et admettre qu’il n’est pas en train de tuer quelqu’un.
Les bons mots?
Il faut être formel par rapport au communiqué de l’entreprise. Dire par exemple: l’entreprise a des difficultés, vous le savez, cela a été communiqué, on vous a annoncé des licenciements, je suis là aujourd’hui pour vous dire que vous faites partie des personnes licenciées. Vous avez trois mois de délai de dédite. Vous allez quitter l’entreprise fin juin. Point barre.
Et vous, comment vivez-vous ces entretiens?
Pas trop mal. Quand on est engagé dans une entreprise, on peut s’en aller quand on veut. Mais l’entreprise peut, elle aussi, et c’est la particularité du droit suisse, rompre un contrat de travail sans justification. C’est la règle. Cela dit, je n’irai pas jusqu’à affirmer que je suis insensible. Loin de là. Mais j’ai toujours réussi à prendre le recul nécessaire pour ne pas m’investir émotionnellement.
Le gourou RH Dave Ulrich a refusé un mandat de plusieurs millions de dollars pour lequel il aurait dû licencier des centaines de personnes. Et vous, c’est une situation avec laquelle vous pouvez (hésitation)…
…vivre. Oui. Pour moi, le licenciement est un acte de gestion. On gère des individus c’est vrai. Et j’ai toujours pris beaucoup de soin à assumer les conséquences de cet acte de gestion. Mais le licenciement découle de mauvaises décisions en amont. On n’en parle jamais. Des erreurs de recrutement, des stratégies bidon, des investissements risqués... C’est là que la chatte a mal aux pieds.
On pourrait cependant vous reprocher d’être payé pour exécuter les décisions que la direction n’ose pas assumer?
Je n’ai jamais accepté, même sous mandat, de licencier quelqu’un à la place du cadre. Ethiquement, ce n’est pas correct. Et légalement, cela n’a aucune de validité. Par contre, j’ai toujours accepté toutes les conséquences du licenciement. Comment encadrer le manager, comment l’aider à mettre le processus en place...
Cela n’a pas dû toujours être facile?
Quand on a fermé BAT (British American Tabacoo) à Genève, ils ont réunis tout le personnel pour leur annoncer le licenciement collectif et j’ai dû leur expliquer la suite de la procédure. Les insultes pleuvaient.
Envers vous?
Bien sûr. Il faut bien un bouc émissaire.
On vous paie donc pour être le bouc émissaire…
Non, je ne le pense pas. Les gens qui réagissent violemment et qui m’accusent de gagner ma vie avec leur malheur, je leur dis: oui, vous avez raison. Mais quand vous avez un croque-mort devant vous, est-ce que vous l’insultez de la même manière? Leur colère est légitime. Mais partant de là, qu’allez-vous faire pour trouver une solution à votre problème?
D’où votre intérêt pour les reclassements. Parlez-nous en...
Il y a deux types de reclassement. Le reclassement individuel, qu’on appelle aujourd’hui l’outplacement. Il concerne en général les cadres supérieurs. Durant les années 1980, dans le secteur horloger, je me suis plutôt intéressé au cadre moyen et en dessous. Car pourquoi financer un gros programme d’outplacement à un cadre sup qui a commis des erreurs de gestion, alors que l’ouvrier derrière sa machine, qu’on a toujours mal payé, on le vire sans indemnités! J’ai donc inversé le processus.
Comment?
J’ai mis sur pied des structures de reclassement ad hoc. Il s’agissait de sortir les gens de leur travail quotidien et de les mettre dans un environnement pour rechercher un emploi avec tous les moyens à disposition. Leur donner un local, faire venir les gens tous les jours pour chercher du boulot, leur donner accès à des personnes qui les écoutent, qui discutent avec eux, réaliser des bilans de compétences, formuler un projet professionnel, écrire des lettres de postulation, consulter la presse, se préparer aux entretiens, etc. Ce suivi doit être fait à un haut niveau de professionnalisme et de façon extrêmement intensive.
Dans le secteur public, l’organisation est obligée de reclasser en interne avant le licenciement. Vous le conseillez?
Cela dépend des situations. Récemment, j’ai conseillé une banque de d’abord licencier puis de reclasser. Pourquoi? Parce qu’une personne licenciée agit de façon tout à fait différente. Si vous dites à un collaborateur: écoute, ce serait bien d’essayer un nouveau job. Il va refuser et dire qu’il est bien où il est, que le changement lui fait peur. Si vous commencez par le licencier, pour ensuite lui dire que vous avez peut-être une solution... Là il discute. Toujours.
Un dernier mot sur les arrangements à l’amiable, comment procéder?
Je vous citerai encore un exemple de l’industrie horlogère. On avait décidé de mettre plusieurs dizaines de collaborateurs en préretraite. Les syndicats exigeaient un plan social avec 80 pour cent du dernier salaire. Ce n’était pas possible, cela représentait des millions de francs. On a donc convoqué tout le monde, en leur disant d’emmener leurs épouses. Je leur ai dit: voilà, vous êtes notre prochain problème. On doit vous mettre en préretraite, mais on n’a pas de gros moyens. Puis je leur ai demandé de remplir un papier en me disant à quelles conditions ils seraient d’accord d’entrer en matière. Résultat: on est arrivé à des besoins financiers de l’ordre de 60 pour cent. Tout le monde était content. Les femmes avaient dit à leurs maris, qui ne voulaient pas prendre leur retraite: non, non, tu resteras à la maison, il y a assez de boulot, les volets sont à repeindre... Il fallait simplement discuter. Vous seriez étonnés, les gens ne demandent pas l’impossible. L’individu est souvent modeste. Des fois trop d’ailleurs.
Claude Brandt
Claude Brandt 61 ans, a accompagné durant sa carrière plusieurs restructurations impliquant un total de 9000 licenciements. Il a commencé sa carrière pendant la grande crise du secteur horloger (chef du personnel chez Tissot au Locle entre 1972 et 1979 puis DRH du groupe Omega à Bienne entre 1980 et 1985).
Devenu consultant indépendant, spécialiste des restructurations et des reclassements collectifs, il accompagne la fermeture de la Bourse de Genève et le démantèlement du groupe Zschokke. A la retraite depuis juin 2010, Claude Brandt est en train de transmettre ses compétences (conduite d’une restructuration, licenciements, plans sociaux, reclassements individuels et collectifs) à la société genevoise SCAN, créée en 2009 par le consultant Steeves Emmenegger.