De la terre africaine sous les souliers et le «work life harmony» en bandoulière
Directrice de Von Rohr & Associés, entreprise leader dans l’outplacement, Eva von Rohr a développé le concept d’accompagnement responsabilisé. Adepte du «work life harmony», Eva von Rohr raconte ce qui l’a façonnée: de son enfance africaine à sa passion pour l’art. Parcours d’une battante.
Photo: Olivier Vogelsang/disvoir.net
Une petite femme énergique et sûre d’elle dans un tailleur rouge sang. Hier, il était jaune. Demain, l’ensemble sera peut-être vert ou orange. Une caricature de la réussite féminine: froufrou et femme à poigne? Nullement. Car elle est comme ça, Eva von Rohr. Souriante mais décidée. Elle est aussi bosseuse, voyageuse et entreprenante. Eva von Rohr, c’est un arc-en-ciel à elle toute seule. Son apparence, certes, mais sa vie surtout qui se décline entre une enfance dans la brousse africaine à sa passion pour l’art en passant par un parcours professionnel foisonnant.
Eva von Rohr voit le jour au Mozambique en 1950, au fin fond de la savane africaine. Son père, constructeur pour la Mission suisse, y bâtissait des hôpitaux et des écoles. Sa mère, elle, était infirmière. De son enfance africaine, Eva von Rohr ne dévoile que le strict minimum. Mais, avec respect et fierté. Du labeur paternel surtout. Le Mozambique, elle y a vécu ses tendres années. A l’heure de l’école, elle est envoyée dans un pensionnat avec son frère et sa sœur. Direction l’Afrique du Sud.
Après 13 années passées entre le Mozambique et la pointe sud du continent, la famille von Rohr retourne en Suisse, sur la riviera. Un choc culturel. Pour les enfants, il est avant tout linguistique. La petite Eva ne parle pas un mot de français. Un handicap? Pensez donc. Alors que ses camarades de classe apprennent l’allemand et l’anglais, deux langues qu’Eva von Rohr maîtrise à la perfection, elle, ap-prend le français. «Je n’ai pas perdu une année», raconte Eva von Rohr avec un soupçon de fierté. Elle peut. Les années scolaires suivantes, Eva von Rohr accède chaque fois à la place enviée de première de classe. Après sa maturité obtenue en 1968, elle intègre l’Ecole d’interprètes de Genève. Parallèlement, elle entreprend des études en sciences politiques. Avec succès. Sa double licence en poche, elle entre de plain-pied dans la vie active. A la clé, une multitude de voyages.
Dans l’ici et maintenant.Ancrée dans l’instant présent
Son parcours professionnel d’interprète l’a amenée dans les années 70 à traverser l’Afrique de part en part. De la Côte-d’Ivoire au Kenya. Pour y suivre la Commission économique pour l’Afrique notamment. Pas de récit enflammé ou d’anecdote croustillante. Sa dis-crétion cache-t-elle de mauvais souvenirs? De la pudeur seulement. Eva von Rohr est surtout dans l’ici et maintenant. Ancrée dans l’instant présent. «Mes parents m’ont appris à ne pas être attachée à un lieu. Nous étions dans un mouvement perpétuel, raconte-t-elle avec un accent suisse-allemand mâtiné d’expressions anglaises. Lorsque mon père avait fini un bâtiment, nous nous rendions dans un autre village. D’ailleurs, tous nos meubles, conçus par mon père, étaient modulaires, démontables à la main.» Des souvenirs vivaces, mais pas de nostalgie. Une notion qui n’est pas de son monde. Pour preuve, elle n’a jamais envisagé d’effectuer un pèlerinage dans le pays de son enfance, le Mozambique. «Je ne vois pas l’intérêt de retourner là-bas. J’y ai vécu de belles aventures. Mais peut-être que j’ai peur d’être déçue», lâche-t-elle. «Et puis, je suis Suisse, mais je me sens avant tout citoyenne du monde. Chaque lieu est ma maison.»
Comme interprète, elle n’a pas seulement foulé la terre ocre du continent africain. Elle a aussi travaillé pour le Marché commun à Bruxelles ou pour la Conférence sur la sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), jusqu’à la signature de l’Acte final d’Helsinki. «Ce fut passionnant. Comme ces conférences avaient de grands enjeux politiques et économiques, il fallait assurer une traduction parfaite. Chercher la finesse et la subtilité des mots.»
Au bout de dix années d’interprétariat, se borner à traduire la pensée des orateurs, fussent-ils brillants, lui sembla un «peu restrictif et limitatif». Il était temps de changer d’orientation. «Le changement est formateur. Et puis, j’aime les défis. Changer de vie en est un.» A 32 ans, elle décide donc de se forger une nouvelle carrière en s’investissant dans un MBA à IMD pour accéder au conseil en ressources humaines. D’abord dans un cabinet de recrutement, chez DBM Europe, puis comme directrice du marketing à L’Institute for Management Development (IMD) de Lau-sanne durant 4 ans. Depuis 1984, elle y enseigne la gestion de carrière aux MBA. Elle fut aussi directrice pour la Suisse romande de l’entreprise Econova.
En 1993, elle crée sa propre entreprise: Von Rohr & associés SA, un cabinet spécialisé en gestion et réorientation de carrière. La soif de découverte encore. «Je voulais faire les choses différemment. A l’époque, l’outplacement était très «process». J’ai eu envie d’envisager les choses de manière plus holistique.» Traduction pour les profanes: un savant mélange entre vie et carrière. «Pour un individu, il ne s’agit pas seulement de changer de carrière mais aussi de vie. Ce que nous proposons, c’est un accompagnement individualisé. Au candidat de s’approprier sa carrière. Notre rôle est celui de facilitateur», raconte Eva von Rohr. Sa marque et philosophie s’appellent «Carreer Life-Cycle Management». Tout un concept. «Nous accompagnons l’individu dans la découverte de son potentiel réel. Nous l’aidons à valoriser ce potentiel et à le mettre en adéquation avec les besoins de l’entreprise, explique encore Eva von Rohr. Cette approche, une alternative aux idées en vogue à l’époque, semble avoir porté ses fruits. Von Rohr & Associés est aujourd’hui leader dans l’outplacement. La société compte 15 collaborateurs dont 9 salariés.
L’entreprise propose à ses clients, dont la plupart sont des cadres en «transition», un coaching individuel. Dans les bureaux de la société - un espace de plus de 500 m2 niché à un jet de rail de la gare et jouxtant le bâtiment flambant neuf de la multinationale Merck-Serono - les clients de Von Rohr et associés peuvent trouver une «base opérationnelle de travail». En clair, un bureau personnel high-tech. Ils bénéficient également de conseils de professionnels ainsi que d’une importante littérature et documentation spécifiques.
Eva von Rohr est une adepte du «work life harmony». L’idée? «Le «work life harmony» préconise une gestion de l’énergie, du plaisir que l’on met à pratiquer une activité». En totale opposition des tenants du «work life balance» - soit l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée - qui eux considèrent que tout se règle en apprenant à gérer son temps. «Les journées ne sont pas extensibles à l’infini. Et vouloir réserver des plages fixes à des activités n’a pas de sens, prétend Eva von Rohr. Mieux vaut s’épanouir en mettant du plaisir et de l’énergie à pratiquer une activité.
Stakhanoviste effrenée, elle consent deux passions: son mari et l’art
Mais cette «praxis», Eva von Rohr ne la réserve pas uniquement à sa clientèle. Elle se l’applique également à elle-même. Stakhanoviste effrenée, Eva von Rohr consent deux passions. «Mon mari, un ancien physicien au CERN, qui est aujourd’hui consultant indépendant. Avec lui, c’est le retour à la matière. Il me conseille et m’accompagne dans mes réflexions.» Autre atome crochu avec son conjoint: l’art. C’est le jardin secret, l’île aux trésors d‘Eva von Rohr. Dans ses bureaux trônent une bonne demi-douzaine de sculptures façonnées de ses mains. Une passion pour la réalisation manuelle héritée de son père. Aussi loin qu’elle puisse s’en souvenir, elle a toujours aimé sculpter, travailler la matière. A 45 ans, elle décide d’enchaîner tous les étés des stages de sculpture. Une révélation. «Quel que soit le choix de vie, on peut renouer avec ses envies, trouver quelque chose qui nous ressource, un passe-temps privilégié.» Toujours le fameux «Work life harmony».
Aujourd’hui, elle loue même un atelier de 30 m2 à un artisan genevois dans l’ancienne usine de la SIP dans le quartier des Charmilles. «Je m’y rends le week-end ou le soir en semaine, plus rarement.» Difficile lorsque l’on travaille de 7h30 à 19h00 de trouver des plages horaires pour sa passion. Mais quand elle met les pieds dans son atelier, le monde n’existe plus. «La sculpture sera ma 3e vie. Mon après vie professionelle.» Du reste, il fut un temps où Eva von Rohr se serait bien vu étudier aux Beaux-Arts. Refus sec mais poli du père. «A l’époque, ça ne se faisait pas d’entreprendre des études artistiques. Non que mes parents ne soient pas sensibles à l’art, mais comme j’avais une bourse, je me devais de faire des études dite «sérieuses».
Sa deuxième île, physique celle-là, se trouve en Espagne: les îles Medes. Un chapelet de terres sauvages situé à quelques encablures de la Costa Brava. Le couple s’y ressource chaque été au cœur d’une zone protégée, dans un petit pied à terre face à la mer. Qu’emmène-t-elle dans ses bagages? Une sculpture à parachever à l’heure du soleil de plomb et du chant des grillons. La «Work life harmony» attitude.
Le manager express
Ce qui vous ressource ? 3 choses : la complémentarité intellectuelle avec mon mari. Il m’aide à discerner la réalité du bruit médiatique.
La nature. La grandeur de la nature aide à relativiser. Une leçon d’humilité.
La sculpture sur pierre en albâtre notamment qui fait apparaître la lumière à travers les formes abstraites.
Un livre de chevet ? Aucun, mais le soir est un moment privilégié de découverte et de réflexion sur l’actualité du jour.
Un gourou ? Aucun. Je n’aime pas les pensées pré-formatées.
Un plat ? La simplicité de la cuisine méditerranéenne : un zeste de citron et une tombée d’huile qui valorisent les protéines et les saveurs.
Une boisson ? Le soleil en grappe… Les vins de toutes les couleurs avec ou sans bulles.
Le meilleur conseil reçu ? « Treat every person as a royal soul. » Une phrase de mes parents.