"Je n’étais pas au bout. Mais la fatigue était profonde."
Philippe Biéler a démissionné du Conseil d’Etat vaudois fin 2003 pour cause de grande fatigue. A 52 ans, retiré dans sa ferme de Maracon (VD), il raconte comment la charge de travail et les pressions multiples liées à sa fonction l’ont progressivement vidé de ses forces. Témoignage.
C’est pieds nus et le haut de la chemise déboutonnée que Philippe Biéler nous a reçu dans sa ferme de Maracon (VD). Une décontraction qui contraste avec la fin de carrière harassante de ce politicien vaudois élu au Conseil d’Etat sous la bannière des Verts en 1994. Il y restera durant deux législatures et demie. Très apprécié dans son canton – Philippe Biéler a été le mieux réélu lors des élections de 2002 – il a décidé de jeter l’éponge fin 2003, «se sentant au bout du rouleau». Pour HR Today, il a accepté de revenir sur les raisons qui l’ont poussé à quitter les hautes sphères de l’Etat.
«Je n’avais pratiquement plus de muscles. Le travail d’un Conseiller d’Etat est très séden-taire. Et mes maux de tête s’aggravaient. J’en ai toujours eu mais ils s’agravaient. J’avais l’impression que ma batterie était presque à plat.» Voilà en gros la forme de Philippe Biéler au moment de quitter ses fonctions. S’il insiste que son état de santé n’était pas comparable à un «vrai burnout» et qu’il n’était pas malade, il avoue que sa fatigue «était profonde». «J’allais une fois par mois chez un acupuncteur pour me recharger les énergies. Je ne sais pas si j’aurais tenu sans ça», se souvient-il. Et pour se protéger du stress de sa fonction, Philippe Biéler prend si possible trois semaines de vacances chaque été: «Il faut bien ça. Durant la première, on se relâche et durant la dernière on repense au boulot. Il n’y en a donc qu’une de bonne», sourit-il.
Levé à six heures et couché tard le soir, le Conseiller d’Etat effectue des semaines de 70 à 80 heures par semaine. «Mais ce n’est pas le nombre d’heures qui est le pire. Ce qui me pesait, c’était la responsabilité et la pression du caractère public de la fonction», poursuit-il. Observé par ses collègues du gouvernement, par son parti, par les députés du Grand Conseil, par ses collaborateurs et par les médias et le grand public, Philippe Biéler vit sur le fil du rasoir. «Toutes ces personnes ont souvent des attentes contradictoires. Dans ces conditions, pour faire aboutir les projets, il faut s’investir énormément», dit-il.
En ce qui concerne la lourde responsabilité de la fonction, Philippe Biéler reconnaît avoir eu de la peine avec les situations humaines dont le sort dépendait de lui: «Quand quelqu’un vous appelle en vous disant que vous êtes son dernier espoir, cela ne laisse pas froid. Qu’on le veuille ou non, ces situations pompent votre énergie.»
Philippe Biéler avoue également être quelqu’un de plutôt bileux et perfectionniste. Des qualités qui sont souvent la cause d’un excès de fatigue. «Je déteste laisser un dossier inabouti. Quand on me soumet une affaire et que celle-ci reste en suspens trop longtemps cela me travaille.» Et quand on lui demande d’évaluer sa capacité à déléguer, sa réponse est nuancée: «Comme je n’aime pas tellement l’échec, j’ai tendance à contrôler ce que les gens font autour de moi. Notez que c’est aussi le rôle d’un Conseiller d’Etat de se tenir au courant du bon fonctionnement de son département. Le problème, quand vous déléguez des affaires, c’est le report de la charge de travail sur des collaborateurs autant, voire plus fatigués que vous», poursuit-il. En revanche, Philippe Biéler dit avoir toujours bien su refuser des charges supplémentaires: «Je sais dire non quand il le faut. D’ailleurs, je n’ai jamais conçu la politique comme une fin en soi.»
Et prenait-il ses décisions la peur au ventre? «Pas tellement. J’ai toujours beaucoup consulté et discuté avant de trancher sur des sujets importants. J’ai plutôt eu peur d’une boulette imprévisible ou d’un pépin inévitable. Je me souviens par exemple très bien de la fin de mon mandat. C’était le 31 décembre 2003. J’étais le chef du département des infrastructures à ce moment. A minuit, j’ai dit à mes amis: voilà c’est terminé, il peut y avoir un éboulement ou un gros accident, ce n’est plus moi le responsable. J’ai lâché un grand ouf! cette nuit-là.»
Quant à la décision de jeter l’éponge, il l’a sentie venir depuis longtemps. «La question s’est posée dès la fin de la deuxième législature. Mais j’avais encore des projets en chantier (le métro M2 de Lausanne et la route transchablésienne notamment, ndlr.). Le moment semblait donc inaproprié. Et je n’étais pas encore prêt intérieurement à ce changement», observe-t-il. Deux ans plus tard, ces projets sont sous toit et la voie semble libre. «J’ai pris la décision tout seul et mon entourage proche et mon médecin m’ont soutenu. Les semaines avant l’annonce officielle ont été assez tendues. Imaginez que la BCV annonce des pertes fracassantes ou qu’il arrive quelque chose à un de mes collègues, cela aurait été impossible pour moi de partir à ce moment-là.»
Aujourd’hui âgé de 52 ans, Philippe Biéler est un homme serein. Parmi plusieurs activités très diverses, il préside l’association Patrimoine Suisse (Schweizer Heimatschutz), répond à de nombreuses sollicitations de citoyens ou encore s’occupe du verger de sa ferme de Maracon. «Avec une retraite de Conseiller d’Etat, je suis un privilégié», glisse-t-il, le sourire flegmatique. Et quand on lui demande s’il n’a pas eu envie de reprendre une activité professionnelle sa réponse est toute faite: «Un ex-Conseiller d’Etat est difficile à placer. Nous sommes des hommes de pouvoir, ce qui nous rend difficile à insérer dans une hiérarchie. Et au gouvernement, je suis devenu un généraliste, sans compétence spécifique. Mais j’ai néanmoins le sentiment de continuer à me rendre utile, et je ne suis pas du genre à rester les bras croisés!» A le voir déambuler dans l’insouciance de son jardin familial, on le croit volontiers.