«La crise comme régulateur sanitaire du capitalisme ambiant»
Les consultants Stéphane Haefliger et Angelo Vicario ont publié une série d’articles sur hrtoday.ch (voir aussi ci-dessous) qui tirent les premières leçons de cette crise. Ils prolongent ici leurs analyses.
Photo: 123RF
Vous montrez que cette crise est un «processus biosocial total». Qu’entendez-vous par là?
Stéphane Haefliger: Cette pandémie – par-delà la gravité sanitaire – est un phénomène sociologique. Elle trie, sélectionne, se concentre sur des segments sociaux bien spécifiques: les personnes fragiles et empêchées, les handicapés de la vie, les précaires, les seniors, les prisonniers d’EMS, les obèses... Ou encore les micro-entreprises avec peu d’assise financière. Sans oublier les acteurs surexposés au virus, les caissières, les blanchisseuses, les infirmières, les aides-soignantes, les policiers, les assistantes à domicile... Le Covid-19 peut donc infecter tout le monde, mais tout le monde n’y est pas exposé de la même manière. C’est en cela que l’épidémie «est un processus biosocial».
En tant que DRH, qu’est-ce que l’on pourrait retenir de cette aventure?
Stéphane Haefliger: Mille leçons certainement. Mais j’en retiens une, liée à la hiérarchisation des métiers. Au premier regard, le confinement démontre que les métiers les plus utiles socialement sont les moins bien rémunérés; et qu’ils apparaissent en grande partie, genrés, ces positions étant occupées principalement par des femmes ou par des hommes en situation de précarité, car sans formation. Le Covid-19 nous inviterait donc, dans nos évaluations savantes de fonctions, à rajouter un critère discriminant: l’utilité sociale du métier. Vaste question.
Quelles sont les forces libérées par le Covid-19?
Angelo Vicario: Dans nos observations, le Covid-19 nous a obligé à une fabuleuse prise de recul imposé. Pour une grande partie, nous avons passé de l’âge du feu à l’âge de glace en trois jours. Du coup, le monde nous apparaît différemment: c’est tout le pacte social qui est en quelque sorte revisité. Notre relation à nous-mêmes, à notre famille, à notre travail, à l’altérité, à nos anciens aussi, à l’action de nos politiques, à nos infrastructures sanitaires, bref à notre futur. Le Covid-19 fut en quelques sorte un séminaire de développement personnel à l’échelle mondiale conduit dans un silence assourdissant, mais accompagné par le gazouillis angoissant et permanent des médias.
Etes-vous d’accord avec les collapsologues qui voient dans cette crise un point de non-retour?
Angelo Vicario: Certainement pas. Par contre, c’est clairement le moment de dresser un bilan politique et social, de prolonger l’arrêt sur image et de poser des nouveaux jalons, à commencer par l’organisation du travail. Le Covid-19 a finalement fonctionné comme un régulateur sanitaire du capitalisme ambiant. Les thématiques environnementales et de durabilité devraient progresser si elles trouvent des relais politiques et sociaux. Peut-être que nous assisterons enfin à la naissance de «consommacteurs» davantage responsables et disposés à abandonner le célèbre «week-end easy jet» à Barcelone?
Cette crise a permis une «accélération fulgurante» de certains services comme la généralisation du Home Office, écrivez-vous. Quels sont les autres services qui ont profité de ce coup de pouce du destin?
Stéphane Haefliger: Je vois trois principales percées, dans les registres du savoir, de la distribution et des loisirs. Pour le savoir, j’évoque l’enseignement numérique tous niveaux confondus, la formation pour adulte et son cortège de MOOC (massive open onlines courses), la culture savante libérée sur un clic (www.college-de-france.fr). Pour la distribution en ligne, Vedia, Zalando et Amazon ont donné des idées à nos maraîchers, nos bouchers et nos laiteries qui à leur tour ont développé des services de livraisons. Enfin, pour les loisirs, le succès des divertissements de masse (Netflix, Spotify) a inspiré des festivals cinématographiques locaux à chercher leur public sur le net (www.visiondureel.ch).