La gestion de la relève s’accommode difficilement à la réalité du terrain
Les outils qui préparent une organisation aux aléas du futur buttent contre plusieurs paradoxes. Faute de temps, les managers RH peinent à en tirer les vraies leçons. La contradiction entre le long et le court terme complique la donne. Les partenariats avec les grandes écoles pour créer des nouvelles formations prennent du temps.
Décalage. Les dispositifs de gestion de la relève franchissent difficilement le test du terrain. Sur le papier, la mécanique semble toujours bien huilée. Une batterie d’indicateurs, des horizons temps graduels, des liens avec les plans de formation et des listes de hauts potentiels.
Dans la pratique en revanche, tout se complique. Les modèles sont souvent si complexes qu’ils exigent un énorme investissement en temps et en ressources pour qu’ils livrent les résultats escomptés. Ce décalage entre le concept et la réalité du terrain n’a rien de surprenant. La tête plongée dans le guidon, parant au plus pressé, les responsables RH ne recourent que sporadiquement à ces outils prospectifs.
La situation est identique dans le secteur public. Dans le canton de Genève, la Direction de l’instruction publique a mis en place un outil de gestion prévisionnelle très détaillé. Le dispositif est cependant peu utilisé par les responsables RH des différents établissements scolaires genevois. Ce décalage entre l’intention et l’action est une récurrente. Il concerne tous les enjeux majeurs d’un plan de gestion de la relève. En voici les plus importants.
Long terme/court terme
Actionnaires, directions opérationnelles et collaborateurs sur le terrain apprécient – pour des raisons différentes – de savoir plus ou moins ce que l’avenir leur réserve. Jusque-là tout le monde s’accorde. Le décalage apparaît quand on aborde la dimension temporelle de ces prévisions.
Le court terme et le long terme ne s’accordent que très rarement. En organisation, un horizon «long terme» représente trois à cinq ans. C’est le temps des visions, des partenariats avec les Hautes écoles et des dispositifs de gestion des compétences. Où serons-nous dans cinq ans et quels seront nos besoins en termes de ressources humaines?
Question simple à laquelle il est devenu très difficile d’apporter des réponses. Surtout dans un contexte économique imprévisible et volatil. Le temps court en revanche se chiffre en mois et en trimestres. C’est le temps de la stratégie, de l’action, des objectifs trimestriels et des carnets de commande. Sur le plan de la GRH, ce décalage entre le temps long (formation, gestion des compétences) est souvent en contradiction avec le temps court, qui exige de la flexibilité (gestion des effectifs).
Pour parler sans fard, on dira que dans le temps court, les ressources humaines sont souvent instrumentalisées à des fins stratégiques et financières. Comme l’écrivent les chercheurs français Michel Godet et Régine Monti*, «cette subordination de la gestion RH à la stratégie justifie le fait que ce soit le temps de la stratégie qui s’impose aux ressources humaines et quand la première est dominée par les exigences du court terme, la seconde doit y répondre».
Mais cette subordination des RH aux exigences opérationnelles est souvent un avantage concurrentiel. Le secteur intérim, qui représente en Suisse environ 230000 travailleurs, incarne biencette flexibilité du marché de l’emploi.
Talents/collaborateurs
Il y a décalage aussi entre les plans de successions, réservés aux talents d’une organisation, et les dispositifs de gestion des compétences, qui concernent plutôt l’ensemble des collaborateurs. Le management du talent et des hauts potentiels s’applique à un nombre très restreint de postes.
A titre d’exemple, la banque HSBC Private Banking en Suisse compte 2200 collaborateurs. Les postes de direction concernés par un plan de succession sont au nombre de quinze. Les niveaux inférieurs N-1, N-2… sont également pris en compte, mais de manière moins détaillée plus le niveau hiérarchique baisse. L’investissement dans un programme de hauts potentiels est élevé. Les places sont rares et chères.
Chez HSBC, la gestion du talent s’évalue en fonction du poste. La banque évalue les segments d’activité qui vont prendre de l’importance à moyen/long terme pour ensuite identifier les cadres susceptibles de tenir le poste. La méthode évite les promesses non tenues puisque le cahier des charges d’une fonction stratégique peut évoluer avec le temps.
Mais la gestion du talent est aussi un outil de fidélisation. Les hauts potentiels ont besoin d’être rassurés sur leur avenir. Au bas de l’échelle hiérarchique en revanche, le talent management se transforme en gestion des compétences. Comme vu ci-dessus, les collaborateurs sont très souvent considérés comme la part variable d’une organisation.
La période de crise conjoncturelle de 2008/2009 l’a bien montré. Devant des difficultés, les entreprises réduisent en général les effectifs. Ce mode de fonctionnement (plans de successions pour les talents, flexibilité pour les collaborateurs) est typique des organisations très verticales où le plan stratégique élaboré par le siège est suivi à la lettre.
Considérer l’ensemble de ses collaborateurs comme des talents possibles, avec des compétences à découvrir, fonctionne bien dans les organisations horizontales, où le pouvoir décisionnel est segmenté dans les différents départements de l’organisation. La Panacée? «Pas tout à fait», répond le professeur en leadership de l’IMD à Lausanne Maury Peiperl: «Ce serait idéal de miser sur la création de valeur de chaque collaborateur. Mais je ne l’ai jamais vu arriver»
Formation/innovation
Il faut enfin parler du volet de la formation, qui est la pièce maîtresse d’un dispositif de gestion de la relève. L’enjeu est de mettre en place des formations pour aligner les compétences des équipes avec les besoins du marché. Cette gestion prévisionnelle par la formation passe souvent par des partenariats avec les hautes écoles. Les Services industriels de Genève (SIG) sont en train de mettre en place un partenariat de ce type avec la HES-SO Genève.
Sur une échelle plus vaste, on constate la création de clusters: ces régions géographiques qui attirent plusieurs sociétés d’un même secteur d’activité économique. On y crée ensuite des filières de formation professionnelle. C’est le cas dans la région de Bulle (canton de Fribourg) où se sont établies plusieurs grandes sociétés de construction métallique (Sottaz Building et Progin Metal notamment).
En 2006, Bulle a ouvert une filière de formation dédiée au métal. L’intervention de l’Etat joue ici un rôle central. Le Conseil fédéral a récemment décidé une série de mesures pour pallier à la pénurie de personnel qualifié en mathématiques, informatique, sciences naturelles et techniques – des domaines réunis sous l‘acronyme MINT, rapportait début septembre 2010 une dépêche de l’ATS.
Le Conseil fédéral pourrait aussi examiner des mesures visant à promouvoir une hausse de la part des femmes dans ces professions. Cette intervention des pouvoirs publics illustre fort bien le décalage entre les compétences disponibles sur le marché du travail et les besoins des entreprises.
Pour répondre aux attentes du marchés, les organisations sont contraintes d’innover sans cesse. Elles maintiennent ainsi toujours un temps d’avance sur les filières de formations de l’Etat. Une course-poursuite qui n’est pas prête de se terminer.
* Michel Godet et Régine Monti: «Les pratiques de Prospective en Gestion des Ressources Humaines», in Encyclopédie des ressources humaines (sous dir. José Allouche), pp. 1155 à 1165, 2003.
Le talent «modulable»