"La plupart des managers RH que je forme ont une faible vision du long terme"
Comment allier une vision stratégique long terme avec la gestion opérationnelle du quotidien? Les ressources humaines sont-elles condamnées à être instrumentalisées par les comités de direction afin de réduire les coûts en temps de crise? Le professeur de changement organisationnel et leadership de l’IMD Lausanne, Maury Peiperl, répond sans ambiguïté.
Maury Peiperl, professeur à IMD Lausanne, Lausanne, août 2010. Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch
Si tout le monde s’accorde pour proclamer que la gestion de la relève est fondamentale à la survie de leur entreprise, rare sont ceux qui le pratiquent en entreprise. Faute de temps, de vision et de connaissances du fonctionnement d’une organisation, les managers RH avancent en tâtonnant sur ce terrain pourtant «stratégique».
Professeur à l’IMD Lausanne, l’Américain Maury Peiperl s’est spécialisé dans la gestion du changement et ses conséquences sur le leadership. Il nous accorde un entretien téléphonique depuis sa propriété familiale dans le Maryland, à côté de Waschington DC, où il passe ses vacances.
Sur le papier, la gestion de la relève intéresse tout le monde. Comment expliquer cet engouement?
Maury Peiperl: Planifier l’avenir et avoir le sentiment de prévoir le futur séduit beaucoup de monde. L’illusion de la maîtrise de notre avenir agit comme un calmant. C’est rassurant de savoir où l’on va et ce que l’on va y faire. Et dans quelques secteurs d’activité, ce pari sur l’avenir est assez réaliste. Je pense notamment au service public ou aux secteurs de la santé et du social. Dans le monde des affaires en revanche, où tout est très compétitif, c’est beaucoup plus difficile.
Et pourtant, les entreprises planifient leur futur…
Bien sûr. Il ne faut pas oublier que les différentes parties prenantes d’une organisation (stackholders) exigent des garanties. Les investisseurs cherchent à minimiser les risques. Les employés et les talents apprécient les plans de développement et veulent être rassurés quant à leur avenir. En Suisse, cette stabilité du système, qu’elle soit politique ou économique, est une valeur très importante. Les Suisses sont d’ailleurs plus habiles que de nombreux pays à maintenir cet équilibre. Sera-ce toujours vrai à l’avenir? Difficile à dire. Pour ma part, je conseille à mes étudiants de planifier le futur tout en étant prêt à changer le plan.
Sur le terrain, la gestion de la relève est beaucoup moins évidente. En général, les entreprises adaptent leurs effectifs au contexte économique avec une visibilité de 3 à 6 mois. La gestion du personnel à long terme (3 à 5 ans) est quasi inexistante. Pourquoi ce décalage?
Dans la plupart des secteurs économiques, le rythme et la nature des changements sont très rapides. Vous pouvez par exemple préparer un avenir que vos marchés n’embrasseront pas… Ce qui revient à raconter des blagues à vos collaborateurs.
Avec la crise, les ressources humaines sont très souvent instrumentalisées pour réduire les coûts, avec une vision à très court terme. Rares sont les sociétés qui s’appuient sur leur personnel pour créer de la valeur?
C’est vrai. Les RH sont généralement vues comme un capital qui apporte de la flexibilité à une organisation. Ce serait bien d’obtenir de la valeur stratégique de chaque collaborateur. Mais je ne l’ai jamais vu arriver. Paradoxalement, les sociétés qui réussissent le mieux à générer de la valeur de leurs ressources humaines sont celles qui ont réussi à décentraliser le pouvoir décisionnel. Ce sont des organisations plates qui acceptent les initiatives locales, même si cela implique de dévier du plan stratégique. A l’inverse, si tout le monde obéit au plan stratégique et aux ordres de la direction, alors oui, bien sûr que les RH peuvent être employées à des fins tactiques, pour réduire les coûts, puisque les individus ne comptent pour ainsi dire plus.
Les sujets préférés de la GRH (formation, organisation du travail, santé) s’élaborent sur le long terme. En parallèle, on leur demande de devenir des partenaires stratégiques de la ligne, ce qui implique plutôt une maîtrise du court terme. Comment résoudre l’équation?
C’est le Ying et le Yang du business. Impossible d’y échapper. Vous ne pouvez pas devenir un excellent spécialiste du court terme car vous ne tiendrez pas la distance. Et être uniquement un visionnaire hors pair ne sert à rien non plus, car vous n’atteindrez jamais vos objectifs. Je passe beaucoup de temps à former les managers RH. En général, ils ont une faible visibilité du long terme car ils ont la tête plongée dans le guidon, préoccupés par leur métier de base (recrutement, licenciement, administration). Les exceptions existent, particulièrement les managers RH qui viennent d’autres horizons. Ils sont en général bien meilleurs sur la vision stratégique que sur la gestion administrative de leur département RH. On constate le même phénomène dans les autres métiers de l’organisation: finance, vente, production. Tous ces postes sont mieux tenus si le cadre dispose d’une expérience professionnelle variée. La diversité aide à créer du lien entre la vision et l’opérationnel.
C’est à devenir schizophrénique: penser le long terme tout en prenant ses décisions à très court terme. HSBC par exemple a des plans stratégiques sur trois à cinq ans mais prend les vraies décisions avec un horizon temps de trois à six mois.
Et pourtant HSBC dispose depuis des années d’un pool de dirigeants qu’ils engagent très jeunes avec des plans de carrières très bien ficelés et de très long terme. Ils offrent à ces juniors de très bons salaires avec la possibilité de partir en retraite anticipée. En échange, ces cadres sont complètement soumis aux exigences de mobilité et de performance de la banque. Ces dirigeants forment la tête du leadership de HSBC. Il y a donc là une réflexion stratégique à très long terme. A côté de ces longues carrières, la banque gère les affaires courantes à très court terme. Il faut bien comprendre cette réalité. Ce sont des établissements financiers qui gèrent des fonds sur un marché financier très instable. Ils parient donc sans arrêt sur l’avenir. La difficulté est de posséder un plan pour le long terme tout en intégrant ces inconnues et ces risques. La solution? Beaucoup de flair et un plan flexible. Le même modèle s’applique dans les autres secteurs économiques. Et quand les managers RH comprennent cette complexité et cet équilibre délicat entre une organisation qui voit loin et la réalité imprévisible des marchés, ils deviennent de bien meilleurs partenaires stratégiques.
L’autre enjeu est celui du manque de temps pour mener ces réflexions…
Oui, et c’est un vrai problème. Idéalement, il faudrait déléguer les tâches opérationnelles afin de libérer le cahier des charges du DRH pour qu’il puisse assister aux comités de direction. Un bon DRH divise son temps de travail entre la gestion des processus RH clés et l’intégration du département RH ou des prestations RH dans le reste de l’organisation.