L’écrivain et le philosophe croisent le regards sur les émotions en entreprise
«Les émotions sont le vrai moteur de l’entreprise. Elles sont paradoxalement considérées avec déni», assure l’écrivain genevois Metin Arditi. Pour le philosophe lausannois Hugues Poltier: «Si les managers ne souhaitent pas entrer dans la vie privée des collaborateurs, c’est pour ne pas affronter les risques émotionnels induits par le système de gestion.»
L'écrivain
«L’émotion est le vrai moteur. C’est grâce à elle qu’on travaille dix fois plus et dix fois mieux. Les gens ne se libèrent réellement que s’ils se sentent couverts émotionnellement, s’ils savent qu’il y aura une consolation en cas d’échec. Ce qui frappe, c’est à quel point cette dimension de la vie en organisation est considérée avec déni. C’est la preuve d’une analphabétisation générale des relations humaines.
J’ai étudié à l’Université de Stanford, où j’ai suivi des cours de comportements organisationnels. Tout ça était très bienveillant. Mais en deux ans, personne, aucun professeur n’a pris trente secondes pour nous parler de la gentillesse. Evidemment, le concept émotionnel est extrêmement difficile à manier. Avec les émotions, il n’y a pas de références aisées. Parler d’émotions, c’est se confronter à la condition humaine.
Et heureusement que cette situation est incompréhensible: imaginez une seconde que le procédé pour séduire une femme soit expliquable. Il n’y aurait plus de charme! Avec les émotions, on est forcément dans l’approximation et l’erreur. Mais voilà, une fois que cela est dit, comment avancer?
L’art joue un rôle fondamental dans ce processus. Les arts nous rendent plus fréquentables. L’art nous offre une sorte de protection dans le débat émotionnel. S’identifier aux personnages d’un roman ou d’un opéra permet de s’éloigner de soi pour mieux se comprendre. Cette ouverture libère. Et cette liberté de pensée est un facteur clé de créativité. Elle libère nos forces créatrices. Elle aide à être plus fort face à l’échec. C’est elle qui fait que Steve Jobs est Steve Jobs. C’est elle qui fait la différence entre un grand homme d’affaires et un homme d’affaires tout court.
A 20 ans, quand j’étais étudiant en physique à l’EPFL, je pensais que dans la société, la personne la plus importante était le chercheur. Sans lui, on ne découvrirait rien. Devenu entrepreneur à 30 ans, je pensais que la personne la plus importante était l’entrepreneur, car une bonne idée sans entrepreneur ne sert à rien. Aujourd’hui, j’estime que l’artiste est la personne la plus importante d’une société. Un artiste donne à chacun la capacité de s’appréhender. Et donc d’être plus apte à communiquer. L’art crée le ciment social. C’est cela qui fait le bonheur d’une société.»
L'intervenant
Après une brillante carrière d’homme d’affaires, Metin Arditi, 66 ans, devient écrivain (une dizaine de romans dont «L’imprévisible», prix des Auditeurs de la RSR en 2006) et mécène (Fondation Arditi, Orchestre de la Suisse romande).
Le philosophe
«Les émotions sont d’emblée collectives. En d’autres termes, toute émotion est une forme de relation. Milieu d’événements, l’entreprise vit de/sur/avec/au moyen de nos émotions. Immense machine à travailler, gérer, susciter, jouer des émotions (ambitions, partage, jalousie, envie, succès collectifs), elle a deux axes en tension: la rivalité-séparation (comparaison excluante) ou le partage (communauté, égalité).
Dans un contexte où l’accent est mis sur la compétition, un manager travaille sur les ambitions de distinction. L’outil majeur dont il dispose à cette fin est l’allocation des gratifications et des sanctions. Ce faisant, il joue sur les émotions: d’espoir, de crainte, de distinction-élection ou de honte d’en être ou non (du ‹club› des élus). Il sépare les individus en deux camps nettement identifiés: les méritants et le tout-venant.
Il fait de l’accession au premier un enjeu ‹de vie ou de mort› aussi bien qu’un privilège qu’il importe de ne pas partager avec n’importe qui. Et lorsque la pression se fait trop forte, cela se termine par des situations dramatiques telles que celles vécues chez France Télécom.
C’est forcément le cas: lorsque règne la compétition qui départage de manière étanche les gagnants des perdants, à un gagnant répondent plusieurs perdants. Et la perte peut être si totale que, dans l’aveuglement du stress, la mort autoinfligée paraît à la fois l’unique issue et l’ultime moyen de faire entendre aux autres la folle intensité de la douleur éprouvée.
On comprend dès lors pourquoi les managers ne souhaitent pas entrer dans la vie privée des collaborateurs. S’ils le faisaient, ils deviendraient conscients des ‹coûts› émotionnels qu’ils induisent. Ils préfèrent rester dans le non-dit et le sous-entendu.
Cette omertà fait partie du système. Avouer sa responsabilité équivaudrait à affirmer que tout le système est faussé. C’est pour cela que la direction saute quand il y a un problème. On préfère changer les chefs plutôt qu’avouer un dysfonctionnement du mode de gestion. A l’inverse, plus le système est fondé sur le partage, la communauté et l’égalité, plus les collaborateurs sont guidés par le principe de solidarité. Mais du coup, cela devient plus difficile de mettre les gens sous pression. Une communauté solidaire de collaborateurs résiste beaucoup mieux à des objectifs irréalistes qu’un individu isolé.»
L'intervenant
Le philosophe Hugues Poltier, 52 ans, est maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne et professeur au collège des humanités à l’EPFL. Il a notamment publié en 1998 «Claude Lefort – La découverte du politique».