La santé émotionnelle

"Les compétences émotionnelles sont fondamentales au sein d’une équipe"

Les émotions représentent un signal de nos réactions et de nos intentions. En entreprise, les individus doivent donc réagir correctement afin d’envoyer les bons signaux à leurs collègues. Les outils qui permettent de détecter ces compétences émotionnelles font cependant souvent défaut. Entretien avec le pape de l’intelligence émotionnelle Klaus Scherer. 

Comment sont déclenchées nos émotions et comment influencent-elles les relations dans la société? Le professeur de psychologie Klaus Scherer tente de répondre à ces deux questions depuis vingt ans. Il a lancé en 1985 le Groupe d’étude des émotions de l’Université de Genève, qu’il dirige encore aujourd’hui. Il s’occupe également d’un des vingt pôles de recherche national (PRN), financé par la Confédération et administré par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique, un centre de compétence en recherche interdisciplinaire qui a pour objectif d’étudier le rôle de l’émotion dans le comportement individuel et dans les processus sociaux.

Il s’agit donc d’observer comment les affects façonnent notre comportement et nos prises de décisions. Les chercheurs s’interrogeront sur les mécanismes sous-jacents à différents problèmes sociaux tout en proposant des interventions.

La grande spécificité de ce centre de recherche est qu’il associe des collaborateurs de différentes facultés: psychologie, sciences de l’éducation, lettres, droit et sciences économiques et sociales.

Titulaire d’un PHD d’Harvard, le Professeur Scherer a effectué la plus grande partie de ses recherches sur le développement du modèle dynamique des composantes de l’émotion (CPM), qui explique de quelle manière ses constituants (évaluation cognitive, expressions motrices, tendance à l’action, vécu subjectif, réponses physiologiques) sont synchronisés par les résultats qu’un individu fait d’un événement.

Un autre de ses champs d’activité s’intéresse à l’étude des expressions de l’affect et du stress dans la voix et sur le visage. Dans un long entretien accordé à HR Today, il recadre quelques fondamentaux.

Qu’est-ce que signifie pour vous la notion d’intelligence émotionnelle?

Klaus Scherer: Il s’agit d’un vieux concept déjà utilisé dans les années 20. Par exemple, le psychologue américain Edward Thorndike s’était intéressé à des types d’intelligences qui ne sont pas mentales ou verbales mais plutôt orientées vers l’affectivité et le social.

Bien après dans les années nonante, le terme d’intelligence émotionnelle a été utilisé la première fois par Daniel Goleman dans son best-seller «Emotional Intelligence». Ensuite, le concept est devenu à la mode et a donné naissance à une série de tests. Or tous ne sont pas pertinents pour mesurer l’intelligence émotionnelle.

Qu’entendez-vous par là? 

Dès que vous avez quelque chose à la mode, il existe de nombreuses manières de faire et toutes ne fonctionnent pas. On ne peut pas demander à quelqu’un s’il est émotionnellement intelligent. Pour moi, ces tests évaluent plutôt l’ajustement social. Dans mon travail, je préfère parler de compétence émotionnelle.

L’émotion représente une mesure de ce qui nous arrive, une capacité à évaluer les éléments. Elle est une fonctionnalité qui nous permet de mieux avancer dans la vie sociale. Par exemple: avoir peur quand il le faut car cela nous protège. Ou encore se mettre en colère pour lutter contre quelque chose qui va à l’encontre de nos objectifs. En général, l’émotion intervient lorsque nous devons nous adapter immédiatement à une situation.

Si une personne réagit trop fortement, elle souffre d’une pathologie émotionnelle, une sorte de trouble de l’émotion, qui affecte ses compétences et qui la fait très souvent mal réagir dans une situation. Ces troubles sont soignés par des psychiatres ou des psychologues.

Vu sous cet angle, quelle est l’importance des émotions dans la vie professionnelle? 

Elle est fondamentale, car la communication joue un rôle central au sein d’une équipe. Les émotions représentent un signal de nos réactions et de nos intentions. Il devient dès lors très important qu’un individu réagisse correctement et envoie les bons signaux aux autres collaborateurs. Si une personne commence à se fâcher, elle le montre sur son visage et dans sa voix. Dans une négociation, on va le remarquer et devenir soit plus accommodant, soit continuer de fâcher la partie adverse. Cet aspect est fondamental, notamment dans les discussions serrées où il faut absolument éviter de montrer ses sentiments. A l’époque déjà, Aristote préconisait de réagir de la bonne manière pour ne pas être pris pour un fou social.

Que recommandez-vous à un travailleur qui évolue au sein d’une équipe? 

Premièrement, avoir une appréciation saine et rapide des enjeux et de sa capacité d’agir dans une situation. Il s’agit donc d’avoir les bons réflexes émotionnels en fonction des situations. Ensuite, il faut aussi être capable de bien les gérer. Bien souvent normalisé par des règles de conduite et de politesse, le monde du travail est formel et interdit de montrer ses états d’âme.

Par ailleurs, il faut aussi être capable de signaler correctement ses émotions car cette manière d’agir permet de mieux faire comprendre aux autres nos décisions et nos intentions. Finalement, la perception des ressentis des autres a aussi son importance. Si l’on ne peut pas interpréter les signaux de ses collègues, il devient dès lors difficile de travailler correctement.

Quelles solutions existent lorsque les compétences émotionnelles font défaut? Faut-il consulter un spécialiste? 

C’est un peu le problème. Les psychologues ont appris la psychologie fondamentale ou clinique. Il est donc rare de tomber sur un spécialiste formé à ces aspects des émotions. La psychologie du travail est encore peu enseignée et l’étude des émotions dans ce domaine encore moins.

Actuellement, notre programme en sciences affectives est le premier centre national de recherche au monde dédié à l’étude interdisciplinaire des émotions et de leurs effets sur le comportement humain. Nous mettons beaucoup l’accent sur le transfert des connaissances vers la pratique, notamment les ressources humaines, en travaillant en collaboration avec les entreprises.

Quelles sont les applications concrètes de l’intelligence émotionnelle pour la conduite d’une équipe? 

Il s’agit de comprendre le rôle des émotions pour le travail individuel et surtout le travail de groupe. Un manager doit être capable de saisir les différences interindividuelles en compétences émotionnelles et les conséquences néfastes d’un manque de compétence dans certains domaines. Il doit aussi avoir des pistes pour le développement de ces aptitudes.

Que proposez-vous aux responsables RH? 

Nous avons beaucoup travaillé avec les départements RH pour développer des tests objectifs. On peut observer que très souvent les entreprises font d’énormes efforts de formations continues de leurs cadres ou employés.

En revanche, il n’existe aucun diagnostic pour étudier ce qu’il faut exactement à une personne. Je constate l’existence d’un énorme gâchis dans les offres de cours qui ne sont pas choisis en fonction des besoins des individus et de leurs éventuels problèmes à résoudre. Concernant les tests, certains permettent de démontrer l’ampleur d’un déficit de compétence d’un individu qui prévisage des effets potentiels négatifs de ces dernières.

On a développé des tests de reconnaissance émotionnelle non verbale, soit par la voix et le visage. Ensuite il y a des mesures pour augmenter la compétence. Pour ma part, je travaille beaucoup avec Paul Ekman, le «pape» de l’expression faciale à San Francisco. Ce dernier a développé des outils pour permettre aux experts de reconnaître des micros expressions faciales très subtiles qui permettent de détecter l’émotion authentique chez une personne. Il existe donc des moyens de former les gens à mieux reconnaître l’humeur des autres, de comprendre toutes leurs réactions.

Parlez-nous de votre instrument principal, le CAPP? 

Le CAPP (Computer Assessment of Personal Potential) est un instrument d‘évaluation basé sur le modèle CPM composé de plus de 20 tests individuels dans différents domaines. Par exemple, ceux sur la reconnaissance non verbale. D’autres tests concernent la motivation qui est liée aux valeurs d’un individu.

Lorsqu’elle est puissante, elle peut très fortement influencer les émotions. Le potentiel de maîtrise a aussi son importance pour la régulation des émotions. On évalue également l’intelligence cognitive qui a un effet sur la capacité d’appréciation nécessaire pour des émotions «correctes». Le CAPP représente un outil de pointe pour diagnostiquer les points forts et faibles des collaborateurs en ce qui concerne leur potentiel personnel, y compris la compétence émotionnelle. Nous l’avons développé depuis une quinzaine d’années pour analyser les développements personnels.

Les valeurs de référence sont basées à présent sur près de 3'600 personnes de haut niveau. Concernant son application, je considère essentiel que la personne sondée obtienne ses résultats au test, avec si possible un feedback adapté. D’un point de vue éthique, je trouve

inadmissible que la personne sondée n’obtienne pas son évaluation. De notre côté, nous exigeons que le test soit effectué par une personne formée capable de donner un commentaire raisonné à la personne testée.

Quand on parle d‘intelligence émotionnelle aujourd‘hui, dans quels domaines particuliers se dirige la recherche? 

Nous travaillons sur différents domaines comme la compréhension des facteurs responsables pour les différences individuelles en compétence émotionnelle, le lien avec l’émotionnalité en général, l’effet de la compétence émotionnelle sur l’efficacité des collaborateurs et des équipes ou encore les méthodes pour la diagnostiquer et la développer.

Quels sont les derniers résultats de recherche utiles pour une entreprise? 

Il y en a trop pour tous les énumérer ici. Signalons seulement les avances énormes en diagnostic objectif de la compétence émotionnelle et des méthodes de formation aussi bien que les résultats importants concernant les conséquences du «emotion work» ou «emotion management» souvent demandés par les industries de service.

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Patricia Meunier est journaliste indépendante en Suisse romande. Elle collabore avec HR Today depuis 2010.

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