Un vent de fraîcheur vient souffler sur le vieil establishment bancaire suisse
La nouvelle secrétaire centrale de l’Association suisse des employés de banque (ASEB) arrive en pleine tourmente des marchés financiers avec plusieurs projets de grande envergure. Portrait de la Fribourgeoise Denise Chervet, polyglotte expérimentée, «très engagée», le ton conciliant et surtout connue pour le triste épisode de la balle perdue de Genève.
Denise Chervet sur la terrasse du café du Belvédère à Fribourg. Eté 2009. Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch
C'est ce qui s'appelle tomber dans la fournaise. Nommée secrétaire centrale de l'Association suisse des employés de banque en février dernier, la Fribourgeoise Denise Chervet, 52 ans, est au taquet depuis six mois. Imaginez le job! Après l'année horibilis 2008, le secteur bancaire suisse est entré en restructuration. Le Crédit Suisse ouvre les feux fin 2008 en annonçant 5800 suppressions d'emplois dans le monde, dont près de 600 en Helvétie. UBS talonne quelques mois plus tard et biffe 2500 postes en Suisse. En face, on compte sur Denise Chervet pour colmater les digues. Genre Denise contre Goliath. Ajoutez à cela l'effet «Touche pas à ma banque!»: dans le royaume de la finance mondiale, devenir le porte-voix des employés de banques est presque considéré comme un acte de lèse-majesté. Et vous avez la fournaise. Mais il en faudra plus pour la décourager. «Je suis quelqu'un de très persévérant. Si la première tentative ne réussit pas, je reviens à la charge. Mais une fois que j'ai poussé toutes les portes, je suis aussi capable de tourner la page et de passer à autre chose», confie-t-elle.
Le ton est conciliant. A mille lieues du syndicalisme va-t-en-guerre à la Olivier Besançenot, brillant harangueur en chef du «Nouveau parti anticapitaliste» français. Depuis sa nomination, les médias s'en donnent d'ailleurs à cœur joie. L'Hebdo et Largeur.com lui consacrent leur page «réseau». Le Matin ricane. Invitée au TJ pour commenter les licenciements d'UBS, Denise Chervet ne verse pas dans le mélodrame à quatre sous et essaie de garder la tête haute. «Bien sûr que j'ai été déçue, l'introduction d'une réduction générale du temps de travail aurait permis d'éviter la moitié des licenciements. Mais je reste un partenaire social et je dois garder des bons rapports avec nos interlocuteurs», reprend-elle, assise sur la terrasse du café du Belvédère dans la vieille ville de Fribourg. Elle rayonne. Pour cause: elle vient d'assister à la remise du diplôme de maturité de son fils unique, au collège St Michel. Le père, journaliste anglais (BBC, ITV, Times) et époux de syndicaliste depuis plus de vingt ans, assiste à l'entretien. Les qualités de sa femme? «Son désir d'aider les autres est très fort. Et elle parle quatre langues: l'allemand, le français, l'anglais et l'italien».
«L'engagement associatif incite à la modestie et la remise en question»
Elle sourit du compliment et assure être avant tout à l'écoute de ses membres: «En tant que secrétaire centrale, je dois représenter l'opinion de la base. C'est à eux de décider et non l'inverse. Cette forme de démocratie me passionne. Elle m'incite à la modestie et à la remise en question». On lui fait remarquer qu'à 10 pour cent, le taux de syndicalisation du milieu bancaire est faible. Elle répond: «Oui, c'est une tendance forte de la société. Les gens estiment pouvoir mieux défendre leurs intérêts tout seuls. C'est une erreur». Elle précise que les représentants du secteur bancaire sont très compétents. Les grandes banques, assure-t-elle, octroient du temps aux présidents des commissions de personnel pour préparer les dossiers. Et il faut ajouter que la CCT du secteur bancaire couvre près de 80 pour cent du personnel en Suisse, puisque les grands établissements sont signataires. Le milieu bancaire vit par ailleurs une petite révolution. Depuis juin dernier, l'Organisation patronale des banques suisses s'est constituée sur le plan fédéral. Mettant un terme à un siècle de morcellement cantonal. Ce qui veut dire concrètement? «Cela va permettre aux banques d'adhérer à la CCT sans passer par les associations cantonales. Ce qui clarifie énormément la situation».
Si elle apprécie les représentants du personnel, ses partenaires de négociation, elle est plus distante avec les RH. «Ils sont en général très cultivés et ne sont pas indifférents au sort des salariés. Par contre, ils ont des objectifs de réductions de coûts à remplir. Ce sont des décisions qui ont été prises pour d'autres motifs que l'intérêt du personnel. Peut-être fonctionnent-ils différemment en temps de croissance économique», complète-t-elle, histoire d'arrondir les angles. Et quid du poids stratégique des RH? «A mon sens, ils en ont peu. Dans une entreprise, c'est la commission du personnel, voire le service social qui défend les intérêts des salariés. Les RH sont du côté de la direction. Il faut reconnaître cette position».
Une meilleure écoute du personnel aurait pu éviter bien des écueils
Puis elle enchaîne: «Les RH oublient souvent que le partenariat social ne se fait pas uniquement avec les commissions du personnel. Les partenaires sociaux devraient également être entendus». C'est que la consultation menée par UBS a laissé des traces. «En Suisse, les responsables d'entreprises ne sont pas obligées de prendre en compte les revendications des représentants du personnel. Ils les écoutent mais les décisions se prennent en petit comité». Elle fait remarquer qu'une meilleure écoute du personnel bancaire aurait pu éviter bien des écueils. «Les salariés que j'ai rencontrés n'étaient pas d'accord avec les gros salaires du top management. D'aucuns avaient aussi mis en garde contre des produits financiers complexes. Mais personne ne les a écoutés», poursuit-elle. Sans tomber dans le misérabilisme.
Elle préfère plutôt regarder de l'avant. Ses dossiers les plus chauds? La prochaine négociation autour de la Convention relative aux conditions de travail du personnel bancaire (CPB), en novembre. L'objectif sera d'instaurer un système pour mesurer les heures supplémentaires. «Aujourd'hui, les inspecteurs du travail n'ont pas les moyens d'effectuer les contrôles. Et dans le secteur bancaire, les heures supplémentaires sont devenues un outil de gestion, un mal nécessaire en quelque sorte. C'est faux. Le personnel bancaire a aussi droit à un bon équilibre entre vie de famille et vie professionnelle», argumente-t-elle. Ancien partenaire de négociation, le président de l'Union patronale suisse Rudolf Stämpfli la décrit comme une «syndicaliste très engagée». Avant de compléter: «Elle s'est aussi beaucoup battue pour le droit des femmes». Denise Chervet prépare d'ailleurs la refonte du système des allocations familiales, toujours pour le secteur bancaire.
Et un vaste projet de santé au travail lui tient très à cœur: «En Suisse, nous manquons d'indicateurs fiables pour mesurer le stress au travail. Nous aimerions récolter plus d'informations pour comprendre les causes des absences. Combien y a-t-il de décès par année? De suicides? Ces cas sont-ils liés aux conditions de travail?» Derrière ces hypothèses, une conviction: «Je suis persuadée que la souffrance au travail provoque des maladies. A nous de le prouver».
Cet engagement pour la santé des collaborateurs vient de loin. Jeune, elle rêve de devenir médecin du travail, «pour aider les ouvriers». Trop nulle en maths, elle bifurque vers les sciences sociales à l'Université de Neuchâtel. Elle travaille notamment à la prison pour femmes de Hindelbank (canton de Berne). «C'est là que j'ai compris que les sciences sociales, comme la psychologie d'ailleurs, servent surtout à adapter les gens au système. Moi ce que je veux, c'est changer le système quand il crée de la souffrance et des injustices».
Ses plus gros combats: Filtrona à Crissier et Schumacher à Fribourg
Elle part donc à Genève pour étudier le droit. Son goût de l'engagement lui vient de son père. Anarchiste dans l'esprit et chauffeur de direction chez Philipp Morris dans la vie. Originaire de Sugiez dans le Vully, Marcel Chervet fait partie de la branche «pauvre» des Chervet du Vully (les «riches» sont les vignerons de Praz). Sa mère décède d'un cancer quand elle à 14 ans. Aînée d'une fratrie de trois, elle assure aujourd'hui que cette épreuve a été une chance. «Cela peut sembler terrible ce que je dis, mais si les mères donnent beaucoup d'amour elles sont aussi capables d'être étouffantes». Elle sera donc libre. Libre et engagée.
Son parcours de militante l'emmène dans les rangs du syndicat de la communication Comedia. Avec plusieurs gros combats sous la ceinture. Lors de la fermeture de l'usine Filtrona de Crissier (150 licenciements), elle ferraille pendant deux mois pour obtenir un plan social de deux millions. Plus récemment, elle intervient à Schmitten (canton de Fribourg) pour dénoncer les conditions de travail «inhumaines» de l'entreprise Schumacher. La société refusait d'indemniser la femme d'un de ses employés, décédé d'un cancer. En 1995, elle est élue dans la députation socialiste du Grand Conseil fribourgeois. Elle y croise le Valaisan Alain Carrupt, président du syndicat de la Communication. Il se souvient «d'une femme très très engagée.»
Et bien sûre, il y a l'épisode de la balle perdue de la gare de Genève. Entrez Denise Chervet sur Google, et vous aurez droit à toute l'affaire. En mars 2003, alors qu'elle participe à une manifestation anti OMC, elle prend deux balles marqueuses, tirées par la police. Une sur la hanche, l'autre sur la tempe droite. Elle dépose plainte et dénonce la violence des gardiens de la paix genevois. Les intéressés commencent par nier en bloc. Puis s'écroulent comme un château de cartes. Le porte-parole de la police démissionne, estimant avoir été grugé par ses supérieurs. Lors du procès, le policier à la gâchette facile est d'abord acquitté. Denise Chervet fait recours. Et gagne. Le malheureux prend dix jours-amende et les frais de justice. Puis elle empoigne son prochain défi: humaniser un tant soit peu la place financière suisse.
Le «Denise Chervet» express
Un plaisir? Le soir sur la terrasse, sans bruit, avec un livre.
Une corvée? Nettoyer les fenêtres.
Un livre? «La pesanteur et la grâce» de Simone Weil.
Un plat? Du chou cuit à la noix de coco, avec du tofu et du citron, accompagné de riz basmati.
Une boisson? Le vin.
Un objet fétiche? Mes boucles d'oreilles.
Le meilleur conseil reçu? Ne crains rien. J'ouvre un chemin pour toi.
Denise Chervet sur la terrasse du café du Belvédère à Fribourg. Eté 2009. Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch