Portrait

Le baroudeur syndical à la chasse aux trésors des fonds de pension

Figure du syndicalisme romand, Aldo Ferrari est secrétaire régional du puissant syndicat Unia. Il est aussi vice-président du conseil de fondation de la caisse de pension de l’industrie vaudoise de la construction. En pleine tourmente des marchés financiers, les syndicats se posent en interlocuteurs indispensables et se veulent une force de propositions. 

 

La scène se déroule à Fribourg en 1986 au domicile de la famille Ferrari. Ça va, ça vient, ça discute, le ton monte, les revendications fusent, les propositions se dessinent. Le logement familial s'est transformé en quartier général des employés de la fonderie de Fribourg menacée de fermeture, son patron un dénommé Jürg Staubli. Le père, Dorino Ferrari, est le fer de lance de la contestation. «L'entreprise était pourtant dans les chiffres noirs. Par appât du gain, ils ont préféré la fermer», se souvient le fils Aldo Ferrari, 24 ans à cette période. Aujourd'hui, à près de 47 ans, cette histoire reste marquée dans sa mémoire.

Autre époque, autre scène. Plus proche de nous, celle-là. Bourgade d'Almeria, dans le sud de l'Espagne. A perte de vue, des champs de plastique, des serres, où poussent à profusion fruits et légumes qui iront garnir la table de familles européennes. Là-bas dans cette région prospère au bord de la mer, la dignité, elle, ne pousse nulle part. Et pour cause. Près de 100 000 ouvriers agricoles travaillent avec acharnement pour «un salaire de misère, dans des conditions intenables. La «honte totale», s'indigne Aldo Ferrari. Au-delà du dégoût de ce triste spectacle, Aldo Ferrari se souvient surtout d'être parti à Almeria avec une figure légendaire du syndicalisme suisse, Gérard Forster, aujourd'hui décédé. C'était en 1996. «Depuis, j'ai eu la chance et l'honneur de lui succéder à la tête du syndicat», raconte Aldo Ferrari. Les deux syndicalistes restent trois jours en Espagne. Le temps de monter une petite permanence syndicale pour les ouvriers exploités et «un local avec de quoi se laver... la dignité passe aussi par là. On traite généralement mieux les animaux».

Favorable à l'ouverture des frontières et à la libre circulation

Deux histoires, deux faits marquants, deux raisons d'un engagement. Pour le syndicaliste, ces histoires reflètent parfaitement l'ambiguïté du système: le non-respect des travailleurs pour toujours plus de profit et un besoin constant de main-d'œuvre étrangère «mais surtout que l'on n'aimerait si possible pas trop principalement» - d'élargir l'Europe aux pays de l'Est. «Je suis favorable à l'ouverture des frontières, acquis aussi à la libre circulation des personnes. Favorable à l'uniformisation des conditions de travail. Mais pas sur un standard des travailleurs agricoles d'Almeria ...», raconte le syndicaliste, cynique. Combatif et acharné, avec les années l'homme n'a pas perdu sa capacité d'indignation. D'ailleurs, comme syndicaliste, on lui reconnaît de la pugnacité et une maîtrise des dossiers. «Nous avons été impressionnés par sa capacité à appréhender tout de suite les problèmes», raconte Jean-Paul Rossier, syndicaliste et responsable RH chez Unia. C'est lui d'ailleurs qui a engagé Aldo Ferrari en 1996. Le secrétaire syndical n'est évidemment pas parfait. «Il a de grosses difficultés à déléguer, il est perfectionniste à l'extrême et est autoritaire mais sans être méprisant, sourit Jean-Paul Rossier. Mais tout cela, il le sait.» 
 

Il épingle Michael Schumacher et Aldo Marchione, patron de Fiat

Hormis les conventions collectives arrachées, parfois de haute lutte après d'âpres négociations, et qui ont fait de lui un secrétaire syndical apprécié par sa base, il sait aussi médiatiser des cas pour défendre les intérêts de ses affiliés. Le grand public le connaît par son tableau de chasse où figurent en bonne place quelques célébrités. Comme le pilote de F1 Michael Schumacher, un de ses plus beaux trophées. Lors d'un contrôle de chantier à Gland, village où le pilote se faisait construire une maison, Unia a découvert la présence de tailleurs de pierre français, employés par une entreprise de Cahors, et payés 8,8 euros de l'heure, soit près de la moitié du salaire conventionné. Le patron de Fiat, Sergio Marchione a aussi fait les frais de la vigilance des syndicats. Il a été pris en flagrant délit de dumping salarial lors d'une visite du chantier de sa maison de Blonay, dans le canton de Vaud. Une demi-douzaine de paysagistes engagés par une entreprise italienne recevait environ sept francs de l'heure pour leur travail. Il prophétise: «Ces infractions sont quasi hebdomadaires. D'autres exemples de dumping salarial ne vont d'ailleurs pas tarder à faire la une de la presse.»

Aldo Ferrari est fier de ses origines, italienne d'abord, et ouvrière, ensuite. Lui, fils d'un père métallurgiste et d'une mère ouvrière en usine, fut élevé dans le respect du pays d'accueil. La Suisse donc, terre d'accueil, certes, mais terre de souffrance aussi, pour les immigrés des années 60. Une force de travail dont notre pays avait tant besoin sans pourtant les recevoir avec respect et décence. La Suisse, Aldo Ferrari l'aime. «J'ai toujours un permis C, mais je suis fier de vivre en Suisse. J'aime ce pays et les gens. Je regrette simplement que l'on n'ait pas encore jugé nécessaire d'offrir le droit de vote aux étrangers à tous les niveaux», raconte le syndicaliste. D'autant que tous ces travailleurs immigrés, italiens, espagnols, portugais, mais aussi kosovars ou turcs, ont «beaucoup apporté à la Suisse et continuent de le faire». Son engagement syndical ne date pas d'hier. Un atavisme familial qui l'a suivi dans ces différents emplois. Comme mécano-électricien, chez l'entreprise Ilford ou aux Transports publics genevois. Conducteur durant cinq ans dans la ville du bout du lac, il se souvient notamment d'un mouvement de grève qui avait fait plier la direction. Ce jour-là, 700 conducteurs bloquent les deux dépôts de bus. Pas un bus ne circula en Ville de Genève. «On reproche souvent aux syndicats de ne penser qu'à la grève pour réclamer plus d'argent. Celle aux TPG n'avait pas trait au porte-monnaie. Nous réclamions l'engagement de nouveaux chauffeurs pour assurer correctement les prestations à la population et pour diminuer les cadences infernales.» La direction finit par céder et engagea 35 chauffeurs. Il se rappelle d'une banderole déployée ce jour-là. Dessus, un slogan: «Halte aux directeurs des ressources inhumaines!».

Le meilleur investissement d'une PME? Engager un DRH

Tiens, et quid de ses rapports avec les DRH? Plutôt bons, merci. «Avec les secteurs conventionnés, les rapports sont très corrects. Avec un vrai respect mutuel. J'ai toujours refusé de brocarder le patron comme un méchant exploiteur, explique-t-il. C'est vrai que dans certaines entreprises, à la Migros pour citer le cas d'une grosse société, la direction et le DRH semblent allergiques aux syndicats, poursuit Aldo Ferrari. Ils n'ont pas encore compris que nous ne sommes pas les empêcheurs de tourner en rond mais bel et bien un interlocuteur, une interface entre les salariés et l'entreprise.» Pour lui, l'engagement d'un DRH est le meilleur investissement que puisse faire une PME. «Parfois, des petites entreprises qui grandissent, atteignent une taille critique. Le patron ne peut plus être celui qui dirige, paye, engage, s'occupe de l'administratif, etc. Le choix de prendre un DRH est difficile, mais c'est un bien pour l'entreprise et pour les employés.» Et justement, sur le terrain toujours, le syndicalis te et son équipe - le syndicat Unia compte plus de 1000 collaborateurs en Suisse - militent ardemment pour une augmenta tion des salaires. Et parfois cela marche. Prochainement, les salariés du bâtiment, de l'artisanat, et même peut-être de l'horlogerie - et ce, malgré la crise - devraient voir leurs salaires revalorisés. En ces temps troublés, ces revendications sont-elles bien raisonnables? «Bien sûr. Beaucoup de travailleurs arrivent à peine à joindre les deux bouts. Il ne reste plus grand-chose à la fin du mois. Si quelqu'un gagne 4000 francs et qu'il obtient 3 pour cent d'augmentation, il va pouvoir dépenser son argent. Il faut être pragmatique, c'est bon pour la consommation et pour l'économie.» 

«Les 700 milliards du 2e pilier devraient être gérés paritairement»

Et il y a un autre combat que mène le secrétaire syndical et la corporation qu'il représente. Celui de l'argent des travailleurs. Titulaire d'un brevet fédéral en assurances sociales, il est passionné par le 2e pilier. Un sujet aride mais qu'il juge indispensable. «C'est l'argent des salariés, mais nous n'avons pas notre mot à dire. Je pense que les 700 milliards du 2e pilier devraient être gérés paritairement.» C'est qu'il n'est pas un novice en économie politique. Il parle fonds de pension, actionnariat, capitalisation boursière, fonds toxiques, masse sous gestion, etc. Un langage peu commun dans la bouche d'un syndicaliste? Il répond évolution du métier. «Comme syndicats, nous défendons les travailleurs, mais nous sommes aussi chargés de nous occuper de leurs épargnes et retraites.» Il siège donc, entre autres, au conseil de fondation de la caisse de pension de l'industrie vaudoise de la construction.

Actif? Plus d'un milliard et demi. «Je reçois tous les jours les fluctuations, et croyez-moi je ne dors pas toujours très bien la nuit.» Chaque année, il se rend à l'assemblée générale de l'UBS, vu que la caisse en est actionnaire.  On a été trompé par les banques et par l'UBS en particulier! s'insurge-t-il. Quand il dit «on», il pense surtout aux caisses de retraite. Avec d'autres, cela fait un moment qu'il prêche, «dans le désert», pour un changement de cap de la politique financière. «Nous savions depuis longtemps que les techniques de placements des hedge fund s'apparentent au jeu de l'avion. Tout le monde a laissé faire. On ne peut pas créer de richesses artificielles, c'est une évidence.» Imaginer que des mathématiciens puissent définir la valeur d'une entreprise l'a toujours surpris et scandalisé. «La valeur d'une entreprise? Ce sont les salariés et le travail. Certains l'ont oublié et aujourd'hui tout le monde en paie le prix.»

 

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